CHAPITRE VINGT

Darius se précipita en avant, m’entraînant avec lui. Nous arrivâmes en un clin d’œil à la petite véranda devant le dortoir.

Pourvue de larges marches encadrées de murets en pierre, elle était l’endroit idéal pour s’asseoir et flirter avec son petit ami quand il vous avait raccompagnée à la porte, avant qu’il vous embrasse et vous souhaite bonne nuit.

Ce que nous découvrîmes n’avait rien à voir avec un baiser innocent. Stark étreignait la fille, qui essayait de se libérer, alors que les mâchoires du garçon se refermaient sur son cou.

Ce qui se passait était extrêmement bizarre : la fille poussait maintenant des gémissements de plaisir ; cependant ses grands yeux terrifiés et la rigidité de son corps montraient bien qu’elle se serait défendue si elle en avait été capable. Stark buvait son sang avec des grognements sauvages, et sa main s’aventurait sur sa cuisse…

— Laisse-la ! ordonna Darius en quittant notre bulle de brouillard et de nuit.

Stark relâcha la fille sans plus d’égards que s’il s’était agi d une cannette de soda vide. Elle geignit et, à quatre pattes, se rapprocha de Darius, qui sortit un mouchoir en tissu de sa poche et me le tendit :

— Aide-la.

Puis il se positionna, telle une montagne de muscles, entre nous deux et Stark.

Je m’accroupis et reconnus avec surprise Becca Adams, la jolie blonde de troisième année qui en pinçait autrefois pour Erik. Tout en gardant un œil sur Darius et Stark, je lui donnai le mouchoir.

— Tu as pris la mauvaise habitude de te mettre en travers de mon chemin, mec, lança Stark.

Les yeux écarlates, il essuya d’un air absent le sang qui maculait sa bouche. Je distinguai de nouveau un voile d’obscurité qui palpitait autour de lui.

Je me souvins que j’avais remarqué le même phénomène : dans les souterrains, et autour de la forme spectrale qu’avait prise Neferet avant de se métamorphoser en Corbeau Moqueur. Je l’avais également observé chez Lucie, avant qu’elle ne se transforme ; sauf qu’alors je l’avais prise pour le reflet de son tumulte intérieur. Déesse, comme j’avais été bête !

— Au cas où l’on ne te l’aurait pas expliqué, nous n’abusons pas des femmes, qu’elles soient humaines, vampires, ou novices, répondit Darius avec calme.

— Je ne suis pas un vampire, riposta Stark en désignant le contour rouge de son croissant de lune.

— C’est un détail sans importance. Nous ne violentons jamais les femmes. En aucune circonstance. C’est ce que Nyx nous a enseigné.

— Tu vas vite t’apercevoir que les règles ont changé ici ! ricana Stark.

— Et toi, mon garçon, tu vas t’apercevoir que pour certains, les règles sont écrites ici, répliqua Darius en tapant sa poitrine, et ces règles-là ne suivent pas les caprices de quiconque.

Le visage de Stark se durcit. Il attrapa l’arc attaché dans son dos et sortit une flèche du carquois.

— Une chose est sûre, tu ne m’importuneras plus, siffla-t-il.

Je me précipitai à côté de Darius.

— Non ! m’écriai-je, le cœur battant à tout rompre. Bon sang, qu’est-ce qui t’est arrivé, Stark ?

— Je suis mort ! hurla-t-il, les traits déformés par la colère.

— Ça, je le sais ! hurlai-je à mon tour. J’étais là, tu te souviens ?

Il flancha un peu, ce qui m’encouragea à continuer.

— Tu as dit que tu reviendrais, pour Duchesse et moi.

A la mention de sa chienne, une expression douloureuse traversa ses yeux. Il paraissait de nouveau vulnérable. Mais ça ne dura qu’un instant. Il retrouva aussitôt son air menaçant et sarcastique, même si ses iris avaient perdu leur teinte rouge.

— Oui, je suis revenu, mais tout est différent ici, et ce n’est qu’un début, dit-il avant de se tourner vers Darius, qu’il considéra avec un profond mépris. Ces conneries auxquelles tu crois n’ont plus cours. C’est de la faiblesse et, quand on est faible, on meurt.

— Honorer la déesse n’a jamais été une faiblesse, rétorqua Darius.

— Ouais, eh bien, je n’ai pas vu de déesse traîner dans le coin. Toi si ?

— Figure-toi que oui, intervins-je. J’ai vu Nyx. Elle m’est apparue ici, dans le dortoir, il y a deux jours.

Il me contempla en silence pendant un long moment. Je le fixai, cherchant une ombre de celui qu’il avait été ; en vain.

Pourtant, raisonnai-je, il avait épargné Lucie. Le fait qu’elle était en vie prouvait qu’il n’avait pas voulu la tuer. Tout n’était peut-être pas perdu.

— Au fait, Lucie va bien.

— Ça m’est égal !

— Je me disais seulement que tu serais content de l’apprendre, puisque c’est ta flèche qui l’a transformée en brochette.

— Je ne faisais qu’obéir aux ordres. En l’occurrence, il s’agissait de la faire saigner.

— Neferet ? C’est elle qui te contrôle ?

Les yeux de Stark flamboyèrent.

— Personne ne me contrôle !

— Sauf ta soif de sang, rectifia Darius. Sinon, tu n’aurais pas employé la force avec cette novice.

— Ah oui ? Tu crois ? Eh bien, tu as tort ! Figure-toi que j’aime ma soif de sang ! Ça me plaît, de faire ce que je veux avec les filles. Il est grand temps que les vampires s’affirment ! Nous sommes plus intelligents, plus forts que les humains. C’est nous qui devrions avoir le pouvoir, pas eux !

— Cette novice n’est pas une humaine, dit Darius.

Sa voix tranchante comme une lame me rappela qu’il n’était pas qu’un type costaud jouant les grands frères, mais un Fils d’Erebus, l’un des guerriers les plus féroces au monde.

— Là, je n’avais pas d’humaine sous la main, ricana Stark.

— Zœy, emmène cette fille dans le dortoir. Elle ne lui servira plus de jouet.

J’aidai Becca à se relever. Elle titubait un peu, mais elle était quand même capable de marcher. Darius fît barrage entre nous et Stark.

— Tu sais, je n’ai qu’une seule chose à faire pour que tu meures, cracha ce dernier avec une telle fureur que j’en eus la chair de poule : penser à te tuer et tirer cette flèche.

— Alors, qu’il en soit ainsi. Toi, tu seras définitivement un monstre.

— Je m’en fous !

— Et moi, je me fous de mourir si c’est au service de ma grande prêtresse et, par là même, de ma déesse.

— Si tu lui fais du mal, tu me le paieras ! lançai-je à Stark.

Il me regarda et le fantôme de son sourire craquant effleura ses lèvres.

— Tu es une sorte de monstre toi aussi, pas vrai, Zœy ?

Cette remarque cruelle ne méritait pas de réponse. Darius semblait être du même avis : il ouvrit la porte du dortoir et poussa Becca à l’intérieur. Je ne la suivis pas. Mon intuition me soufflait que je n’en avais pas fini avec Stark.

— Je vous rejoins, annonçai-je à Darius. Fais-moi confiance. Ça ne prendra qu’une minute.

Il céda à contrecœur.

— Je serai juste derrière la porte.

Je me tournai vers Stark. Je savais que je prenais des risques, mais je ne pouvais m’ôter de la tête les vers de Kramisha, « L’Humanité la sauve / Me sauvera-t-elle ? ». Il fallait au moins que j’essaie.

— Jack s’occupe de Duchesse, commençai-je.

— Et alors ?

— Alors, rien, je voulais juste que tu l’apprennes. Ça a été dur pour elle, mais elle va mieux.

— Je ne suis plus la même personne, et ce n’est plus ma chienne, prétendit-il d’une voix vacillante, qui me donna assez d’espoir pour faire un pas vers lui.

— Ce qui est super, chez les chiens, repris-je, c’est leur amour inconditionnel. Duchesse se moque éperdument de savoir qui tu es maintenant. Elle t’aime encore, et tu lui manques.

Je me tus un instant avant de poursuivre :

— C’est un fait que j’ai passé pas mal de temps avec des novices rouges. Par ailleurs, la première novice rouge à s’être jamais transformée est ma meilleure amie. Lucie n’est plus la même qu’autrefois, mais elle m’est toujours aussi proche. Peut-être que si tu acceptais de les rejoindre, tu te retrouverais. Ils y sont parvenus, eux.

Je m’exprimais avec une assurance que j’étais loin d’éprouver. Cependant je ne pouvais m’empêcher de croire qu’il serait mieux là-bas qu’en ce lieu livré au mal.

— OK, répondit-il du tac au tac, emmène-moi auprès deux. On verra ce que ça donne.

— D’accord. Laisse ton arc et tes flèches ici, montre-moi comment quitter le campus sans se faire repérer par ces oiseaux de cauchemar, et on est partis.

Son visage se ferma de nouveau.

— Je ne vais nulle part sans mon arc, et il est impossible de sortir d’ici sans qu’ils le sachent.

— Alors, c’est fichu.

— Je n’ai pas besoin de toi pour les trouver ! Tu crois qu’elle ne se doute pas où vous vous cachez ? Quand elle voudra ton amie, elle l’aura. À ta place, je m’attendrais à la revoir bien plus tôt que prévu.

Un signal d’alarme se mit à hurler en moi. Il était inutile de lui demander qui ce « elle » désignait. Néanmoins, je me contentai de sourire.

— Personne ne se cache. Je suis là, et Lucie n’a pas bougé depuis sa Transformation. Pas de quoi en faire un plat. Et puis, je suis toujours contente de la voir, alors, si elle vient, tant mieux.

— Oui, c’est ça, pas de quoi en faire un plat ! Et moi, je suis content de rester ici.

Il plongea le regard dans le brouillard glacé qui dérivait paresseusement sur le campus.

— Je me demande bien ce que ça peut te faire, de toute façon.

Là, je sus quoi dire.

— Je ne fais que tenir ma promesse.

— Quelle promesse ?

— Avant de mourir, tu m’as fait promettre deux choses. D’abord, de ne pas t’oublier, et je ne t’ai pas oublié. Ensuite, de prendre soin de Duchesse, et je l’ai fait en la confiant à Jack.

— Tu peux dire à ce Jack que Duchesse lui appartient désormais. Dis-lui… dis-lui que c’est une bonne chienne, et qu’il a intérêt à bien s’occuper d’elle.

Je m’approchai de lui et posai la main sur son épaule, exactement comme la nuit de sa mort.

— Tu sais, quoi que tu dises, quelle que soit la personne à qui tu la confies, Duchesse t’appartiendra toujours. Quand tu es mort, elle a pleuré. J’étais là. Je m’en souviendrai toujours.

Sans me regarder, il lâcha son arc et recouvrit ma main de la sienne. Nous restâmes ainsi sans rien dire.

Comme je l’observais avec attention, le changement qui s’était opéré en lui ne m’échappa pas. Il poussa un soupir, très long, très lent, et son visage se décrispa. L’ombre menaçante qui l’entourait disparut. Lorsqu’il se décida enfin à croiser mon regard, il était redevenu le garçon qui m’avait tant attirée.

— Et s’il n’y avait plus rien en moi à aimer ? demanda-t-il d’une voix à peine audible.

— Tu peux toujours choisir qui tu veux être. Lucie a préféré l’humanité à la monstruosité. La décision te revient.

Ce que je fis ensuite était stupide ; je ne sais pas ce qui m’avait pris. J’avais déjà assez de problèmes non résolus avec Heath et Erik, mais, à cet instant précis, je ne voyais plus que lui. Celui qui, à cause de son affinité, avait tué son mentor et ami, et que ce souvenir torturait ; celui qui avait été terrifié à l’idée de blesser quelqu’un d’autre ; celui qui m’avait fait croire que, peut-être, les âmes sœurs existaient, et qu’il y avait une chance qu’il soit la mienne.

Je ne pensais plus qu’à ça quand je me glissai dans ses bras. Lorsqu’il posa ses lèvres hésitantes sur les miennes, je fermai les yeux et l’embrassai avec douceur. Il me tenait délicatement, comme s’il craignait de me briser.

Soudain, il se tendit et recula en chancelant. Je suis sûre d’avoir vu des larmes dans ses yeux.

— Tu aurais dû m’oublier ! cria-t-il.

Puis il ramassa son arc et s’enfonça dans l’obscurité.

Je restai là, sous le choc. C’était quoi, mon problème, au juste ? Pourquoi avais-je embrassé quelqu’un qui, quelques minutes plus tôt, avait agressé une jeune fille ? Comment pouvais-je me sentir liée à quelqu’un qui tenait probablement plus du monstre que de l’homme ? Je ne me reconnaissais plus.

Je frissonnai. L’humidité et la fraîcheur de la nuit semblaient s’être insinuées sous mes vêtements, sous ma peau, dans mes os. J’étais fatiguée ; très, très fatiguée.

— Je vous remercie, Feu, Air et Eau, murmurai-je. Votre aide m’a été très précieuse. Vous êtes libres de partir maintenant.

Le brouillard tourbillonna une dernière fois autour de moi avant de s’en aller, me laissant seule avec la nuit, la tempête et ma propre confusion. Je me dirigeai d’un pas lourd vers la porte, avec une seule idée en tête : prendre une douche brûlante, me blottir sous mes couvertures et dormir pendant dix jours d’affilée.

Naturellement, mes souhaits ne furent pas exaucés.

[La Maison de la Nuit 05] Traquée
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